Puisant dans l’histoire des femmes écrivains et des actrices en Angleterre, Dr Emma Whipday du King's College de Londres s'interroge sur ce qui aurait bien pu advenir de Shakespeare s’il avait été une femme.
Nous célébrons cette année les quatre siècles qui nous séparent de la mort de Shakespeare et qui ont vu son œuvre constamment jouée, éditée, adaptée ou filmée. Des traductions et des adaptations des pièces de Shakespeare sont mises en scène dans le monde entier et Shakespeare lui-même est reconnu comme une icône culturelle : le collégien, fils d’un gantier d’une petite ville du Warwickshire devenu acteur, dramaturge et poète, actionnaire d’un théâtre de renom, le gentleman dont l’œuvre est toujours vivante aujourd’hui. Et si l’histoire avait été autre ? Et si Shakespeare était né femme ?
A notre connaissance, aucune femme n’exerçait la profession de dramaturge du temps de Shakespeare. De même qu’il n’aurait été permis à aucune femme de fouler les planches d’un théâtre en tant qu’actrice, une femme n’aurait jamais pu écrire une pièce de théâtre destinée à être jouée sur une scène publique. Il y avait bien des femmes qui travaillaient pour le théâtre, créant des accessoires et des costumes (vous pourrez en apprendre davantage sur ces femmes en lisant l’étonnant ouvrage de Natasha Korda, Labors Lost (Métiers perdus) mais bien peu d’autres fonctions leur étaient accessibles. Cela signifie-t-il que si Shakespeare était né femme, elle serait restée à Stratford, n’aurait écrit aucune de ces extraordinaires pièces de théâtre et aurait dû abandonner tout espoir de se forger une carrière d’auteur ?
Lady Jane Lumley écrivit ... Iphigénie ... première pièce jamais écrite en anglais par une femme.
Pas forcément. De nombreuses femmes ont écrit des pièces de théâtre dans l’Angleterre prémoderne, mais aucune de ces pièces n’a jamais figuré dans le programme du théâtre The Globe. Vers 1555, alors à peine sortie de l’adolescence, Lady Jane Lumley écrivit The Tragedie of Euripedes called Iphigeneia, translated out of Greake into Englisshe (Iphigénie, la tragédie d’Euripide traduite du Grec en anglais), première traduction d’une pièce d’Euripide et, à notre connaissance, première pièce jamais écrite en anglais par une femme. Elle n’a jamais été publiée mais le manuscrit a circulé auprès de ses amis et il se peut que la pièce ait été jouée en privé (nous savons que la pièce se prête à la représentation puisqu’elle a été récemment jouée par la Rose Theatre Company).
Première traductrice de Iphigénie à Aulis, avant même son vingtième anniversaire, Lumley incarne de manière étonnante la dramaturge du début de l’ère moderne. Et elle n’est pas la seule : Mary Sidney, Comtesse de Pembroke, traduisit le Marc-Antoine du dramaturge français Robert Garnier qui s’inspire des derniers jours de Marc Antoine et qu’elle intitula Antonius (Antoine). Cette pièce n’a pas seulement circulé entre amis, elle fut également publiée en 1592. Ces deux femmes ont utilisé des connaissances classiques généralement réservées aux hommes instruits pour créer des versions modernes de pièces de théâtre anciennes.
... un tableau de ce qui semble être le portrait d’une aristocrate jacobéenne dans le costume de Cléopâtre ...
Sidney a également joué le rôle de mécène auprès de dramaturges masculins : elle a commandé à l’écrivain et tuteur Samuel Daniel The Tragedie of Cleopatra (La tragédie de Cléopâtre), la suite de son Antonius. Yasmin Arshad de l’University College de Londres (UCL) a récemment retrouvé un tableau de ce qui semble être le portrait d’une aristocrate jacobéenne dans le costume de Cléopâtre avec auprès d’elle des vers de The Tragedie of Cleopatra. Ce tableau illustre probablement la représentation de cette pièce de théâtre dans une maison à la campagne, avec dans le rôle-titre une ancienne étudiante de Daniel, Lady Anne Clifford (vous pouvez vous documenter sur le travail que j’ai fait avec Yasmin et Helen Hackett (UCL) pour mettre en scène la pièce dans une version de style jacobéen en imaginant l’éventuelle performance de Clifford).
Il est tentant de déceler dans ce portrait le signe que les femmes pouvaient être actrices aussi bien qu’écrivains dans l’Angleterre prémoderne - du moins celles qui faisaient partie de l’élite et se produisaient au cours de représentations dramatiques « inavouées » à la campagne.
La traduction n’était pas la seule forme d’écriture dramatique auxquelles les femmes pouvaient se livrer. En 1613 parut la première pièce originale écrite par une femme, The Tragedy of Mariam, (La tragédie de Mariam) d’Elizabeth Carey, Lady Falkland. Bien qu’elle s’inspire du récit biblique de Mariam, de son époux Hérode et de sa sœur Salomé, la pièce n’est pas une traduction mais une création originale et constitue un évènement important dans l’histoire des femmes et de l’écriture. Tout comme Charlotte Brontë ou George Eliot, Carey n’eut pas la possibilité de signer cette pièce de son nom, elle dut se contenter de ses initiales, E.C. Les mises en scène récentes de Mariam indiquent que, comme les autres pièces écrites à l’époque par des femmes, Mariam peut parfaitement s’adapter à la scène. Bien qu’il n’existe pas de preuves tangibles que la pièce ait été jouée lorsque Carey était en vie, elle connait un destin théâtral florissant depuis le milieu des années 1990 et plus récemment dans une production ‘pop-up’.
Tout comme Charlotte Brontë ou George Eliot, Carey n’eut pas la possibilité de signer cette pièce de son nom ...
Mis à part le goût de la tragédie et des récits classiques et bibliques, ces femmes ont toutes un point commun : elles appartiennent à la noblesse par leur naissance ou par leur mariage. Pour chacune de ces femmes, leur titre de noblesse représente bien plus : l’argent, la terre, et peut-être plus important encore, l’éducation. Ces femmes connaissaient le latin et le grec et s’étaient entrainées au mêmes exercices de traduction que les jeunes collégiens, ces exercices mêmes qui avaient permis à Shakespeare de faire ses premières armes de dramaturge.
Si Shakespeare était né femme et noble d’un père qui aurait tenu à instruire ses filles, elle n’aurait certainement pas écrit pour le théâtre public mais elle aurait peut-être pu écrire et publier des tragédies classiques – assez semblables à Antoine et Cléopâtre ou à Jules César – et aurait même pu les interpréter au cours de représentations privées au profit de sa famille et de ses amis.
Mais ce genre d’éducation n’aurait pas été accessible à la fille d’un gantier de Stratford-upon-Avon. Si Shakespeare était né femme dans un tel milieu, il est fort peu probable qu’elle eut écrit des pièces classiques ou bibliques destinées à être publiés, ou même jouées en privé. Quelles autres possibilités s’offraient alors à une femme qui aurait voulu écrire ou interpréter des pièces de théâtre dans l’Angleterre prémoderne ?
En 1614, une femme du nom de Alice Mustian improvisa une scène – une planche de bois posée en équilibre sur deux tonneaux – dans la cour arrière de sa maison et interpréta tous les rôles d’un spectacle inspiré d’une affaire d’adultère commis par l’un de ses voisins. Elle eut l’idée quelque peu originale de faire payer l’entrée aux spectateurs en leur demandant des petits objets tels que des épingles ou des ‘points’ (qui servaient à attacher des vêtements les uns aux autres). Les voisins de Mustian se plaignirent aux autorités et elle dut se défendre devant les tribunaux ecclésiastiques ; c’est ainsi que fut conservée une trace de son spectacle et de ses représentations.
Elle eut l’idée quelque peu originale de faire payer l’entrée aux spectateurs en leur demandant des petits objets tels que des épingles ou des ‘points’ ...
Malheureusement, le texte de sa pièce n’a pas survécu – il n’est pas sûr en fait qu’elle eut jamais été écrite, la plupart des femmes étant illettrées à l’époque. Mais nous avons là l’exemple fascinant d’une femme audacieuse qui a non seulement imaginé et joué un spectacle mais possédait un esprit d’entreprise qui l’a conduite à construire une scène et à faire payer l’entrée. Si des vestiges de la performance de Mustian ont survécu c’est parce que sa pièce avait un caractère diffamatoire et qu’elle s’attaquait personnellement et publiquement à la moralité de ses voisins, mais il est fort possible qu’à cette époque-là bien d’autres pièces et aient été écrites et jouées par des femmes dans des cours ou des maisons, sans qu’on en ait retrouvé trace. Si elles ont disparu, c’est parce que la classe sociale et probablement l’illettrisme de ces femmes les ont rendues invisibles à nos yeux mais les archives des tribunaux nous rappellent que loin du théâtre public, existe une longue histoire mettant en scène des femmes dramaturges et des actrices.
En effet, c’est grâce à des affaires juridiques que les voix de bien des femmes du peuple des débuts de l’ère moderne se font entendre : on donnait souvent aux femmes jugées pour des actes criminels la possibilité de prononcer un discours sur l’échafaud devant les foules rassemblées pour assister à leur exécution. Ces discours étaient publiés et vendus à bas prix chez les libraires, imprimés dans les journaux ou même transformés en ballades populaires qui se chantaient dans les tavernes et dans la rue. Bien entendu les écrivains et les chanteurs de ballade qui s’attelaient à la tâche de retranscrire ces discours exerçaient probablement leur liberté artistique pour les modifier considérablement ou même les réécrirent complètement. On ne peut donc pas avoir la certitude que ces paroles de femmes soient parvenues jusqu’à nous mais la possibilité de faire un discours sur l’échafaud devant une foule nombreuse était bien une des rares opportunités que les femmes avaient de s’exprimer en public et de se mettre en scène. De célèbres meurtrières apparurent même sur scène (jouées par des hommes bien entendu) dans de vrais drames criminels tels que Arden of Faversham (récemment mis en scène par la Royal Shakespeare Company) et A Warning for Fair Women (Un avertissement à l’usage des belles dames) – sans toutefois que les meurtrières en question soient encore là pour les voir.
La pièce eut un tel succès que la réelle Moll Cutpurse monta sur scène où elle joua du luth ...
Moins dramatique est l’exemple de Moll Cutpurse, la célèbre travestie et voleuse à la tire londonienne qui faisait l’objet de pamphlets et fit une apparition sur scène dans la pièce de Thomas Middleton et de Thomas Dekker, The Roaring Girl (La femme qui hurle). La pièce eut un tel succès que la réelle Moll Cutpurse monta sur scène où elle joua du luth, ce qui valut au théâtre d’être sanctionné par les autorités qui découvrirent rapidement sa présence (vous pouvez en apprendre davantage sur Moll Cutpurse en écoutant le podcast d'Emma Smith).
Les femmes condamnées pour sorcellerie ont également eu l’occasion (très brève) d’écrire la version personnelle de leurs histoires. Les compte rendus des procès pour sorcellerie reprenant les déclarations des femmes condamnées étaient souvent publiés et même parfois représentés sur scène comme c’est le cas pour la pièce jacobéenne La Sorcière d’Edmonton inspirée par le récit du procès d’Elizabeth Sawyer (également mise en scène récemment par la Royal Shakespeare Company). Mais dans de telles circonstances, c’est à leur dépends que les voix de ces femmes ont survécu et toujours par l’intermédiaire de textes et de pièces écrites exclusivement par des hommes.
Les femmes dont je parle ici sont des femmes hors du commun. Leurs voix se sont fait entendre soit parce qu’elles étaient puissantes soit parce qu’elles étaient criminelles. Mais si Shakespeare était né femme et n’avait été ni puissante, ni criminelle - fille d’un gantier née à Stratford-upon-Avon en 1564 ayant le potentiel de devenir l’une des plus grandes dramaturges de la langue anglaise, aurait-elle, comme Alice Mustian, monté un spectacle dans sa cour et aurait-elle était poursuivie pour ce faire ?
Dans Une chambre à soi (1929), Virginia Woolf nous pose la question et nous invite à y réfléchir : « Laissez-moi imaginer, puisque les faits précis sont si difficiles à établir, ce qui serait arrivé si Shakespeare avait eu une sœur merveilleusement douée que nous appellerons Judith. »
La réponse de Woolf est résolument pessimiste : du temps de Shakespeare, il aurait été absolument impossible à n’importe quelle femme d’écrire les pièces qu’a écrites Shakespeare. La « Judith Shakespeare » de Woolf s’enfuit à Londres à l’âge de 16 ans pour écrire des pièces mais les hommes de théâtre lui rit au nez. Séduite par l’acteur et directeur Nick Greene, elle se retrouve enceinte de lui et met fin à ses jours.
J’aimerais proposer une réponse différente à cette question. Dans ma pièce parue récemment, Shakespeare’s Sister (la sœur de Shakespeare), j’imagine un destin tout à fait différent pour Judith Shakespeare.
Je suis d’accord avec Woolf qu’il aurait été impossible à une femme d’écrire les pièces de Shakespeare du temps de Shakespeare en raison des contraintes qui régnaient sur elle : contraintes économiques, familiales, politiques, sociales. Mais cela ne veut pas dire qu’une Shakespeare femme aurait été totalement incapable d’écrire.
... elle se serait enfuie à Londres pour se joindre à des acteurs, se serait battue pour que sa pièce soit jouée et aurait finalement décidé de mettre sa pièce en scène en secret ...
Bien que ne possédant ni titre ni terres, son frère aurait peut-être pu lui apprendre assez de latin pour qu’elle écrive sa propre tragédie classique. Peut-être aurait-elle été inspirée par un récit biblique. Peut-être aurait-elle mis en scène et joué tous les rôles d’un spectacle scandaleux. Et peut-être, comme je l’ai imaginé dans Shakespeare’s Sister (la sœur de Shakespeare), elle se serait enfuie à Londres pour se joindre à des acteurs, se serait battue pour que sa pièce soit jouée et aurait finalement décidé de mettre sa pièce en scène en secret avec l’aide d’une communauté d’amis et de collaborateurs.
Contrairement à l’histoire de la Judith Shakespeare de Woolf, ma pièce part du principe que le cœur d’un poète et le corps d’une femme ne sont pas incompatibles et que le sexe et la mort ne sont pas forcément inséparables pour une femme. En puisant dans l’histoire des femmes écrivains et des actrices, de Lumley de Sidney, de Carey de Mustian et des femmes égarées dans l’histoire, je remets en cause l’isolation de la version féminine de Shakespeare imaginée par Virginia Woolf. Plus d’une femme a pu vouloir écrire des pièces de théâtre dans l’Angleterre élisabéthaine et plus d’un homme a pu être disposé à les aider.
Découvrez le programme du festival Shakespeare Lives et des activités organisées par le British Council à l’occasion du 400ième anniversaire de la mort de Shakespeare en 2016.
Ce blog est traduit de l'anglais et disponible sur le blog Voices du British Council.