Conditions… Cela pourrait être le filigrane qui court en transparence le long de l’exposition que le Centre International d’Art et du Paysage (CIAP) de l’île Vassivière consacre à Ian Kiaer…
Et réciproquement d’ailleurs puisque, pour lui donner naissance, l’artiste s’est immergé totalement dans l’architecture du Centre, dans son histoire et dans la pensée-même de son concepteur Aldo Rossi.
Jonathan Dronsfield le note dans le texte qui accompagne le catalogue de l’exposition, pour l’un comme pour l’autre «l’architecture incarne une possibilité de penser (…) Ce n’est pas la représentation d’une forme de pensée mais quelque chose qui rend les formes de la pensée possible…»
Et c’est en ce sens que l’art et l’architecture agissent de manière similaire sur l’être humain, en créant les conditions dans lesquelles se vivent ou se pensent les formes du réel… Idéalité donc, de corps et de langages, intégrés eux-mêmes à l’oeuvre, et totalement libres devant ou plutôt à l’intérieur de la saisie proposée. Idéalité forcément contradictoire, parce que si Ian Kiaer travaille l’influence de l’architecture… Il la subvertit également en l’interrogeant sur la possibilité que la condition se fasse conditionnement.
Chaque installation incorpore le corps même du visiteur aux structures proposées, en attirant son regard, elle crée la possible saisie d’une rencontre avec l’oeuvre, la possibilité de créer ce moment unique… Sur le fil toujours, puisque, ne pouvant tracer qu’en chacun de nous son chemin singulier, aucune rencontre ne peut être conditionnée.C’est la première exposition personnelle de Ian Kiaer en France mais ici peu importe le pays… Son travail voyagera et continuera de voyager, ces oeuvres c’est dans ce lieu; pour lesquelles elles ont été conçues, qu’il faut les voir. Leur découverte commence d’ailleurs bien avant l’arrivée au Centre lui-même, sur cette route de nulle part, à nulle autre pareille.
L’artiste a voulu clore les portes de la première salle d’exposition… Le passage est déjà une condition, ouvrir la porte c’est laisser-là ce que l’on vient de quitter, la souple intrications de la forêt, le ciel, le lac, une réflexion toujours interrompue ou quelques notes de musique. Ce qui frappe immédiatement c’est l’espace et le silence, un choix d’objets hétéroclites semble-t-il… Mais qui révèle pourtant, à l’attention du regard, toute leur fragilité, toute la subtilité de ces arrangements méticuleux, de tâches, de cassures, de bris de néons… De couleurs aussi.
Le système des oeuvres joue avec la fonction prédéfinie de chaque espace… L’utopie toujours incréée s’écaille à l’impureté du réel. Dans le phare, un écran projette les mouvements, captés par une caméra de surveillance d’une petite maquette flottant sur le lac… C’est la maison sphérique des gardes agricoles de Mauperthuis, un projet de l’architecte Claude Nicolas Ledoux, qui prend vie, au coeur d’un mouvement teinté d’expressionnisme… Semblable peut-être à la réalisation glaciale de ces utopies ou de ces uchronies meurtrières qui, en prétendant créer sans condition, créer de l’idée pure donc créer de rien, n’ont pu que chercher à annihiler toute possibilité de création véritable.
Pour autant, et même au coeur du conditionnement le plus intime, la fragilité sensible de ces oeuvres ouvre les conditions de son dépassement possible… En rendant à chaque regard, dans ce qui le contraint, la possibilité de se créer.
Olivier Revault d’Allonnes l’écrivait en 1972 : « N’oublions jamais que c’est dans l’exacte mesure où cette société-ci ne peut s’empêcher de contraindre qu’elle débouche par ses processus internes sur une autre société que nous ne pouvons nous empêcher de créer. » C’est à cette possibilité-là que ces oeuvres et ce lieu, que ces oeuvres dans ce lieu, nous invitent peut-être….
Bertrand Catus
Ian Kiaer, exposition personnelle au CIAP de Vassivière jusqu’au 23 juin
Bertrand Catus est journaliste, il vit et travaille à Limoges pour le quotidien L’Echo. Passionné d’écriture, de poésie et de cultures alternatives, engagé dans les luttes sociales et politiques, sa reflexion menée sous la forme d’un dialogue avec Joanne Théate, enseignante et animatrice des discussions philosophiques au Centre International d’Art et du Paysage de Vassivière, aborde la question de l’art contemporain en croisant les approches venues des sciences humaines, de la psychanalyse et de la philosophie.