De Blogueur du British Council

27 juillet 2011 - 13:44

Jusqu’au 7 août prochain, le Frac Île-de-France propose de découvrir le quatrième et dernier volet de la série d’expositions « Érudition concrète » conçue par le commissaire Guillaume Désanges. Avec Nul si découvert, Guillaume Désanges s’interroge non seulement sur les liens qui unissent l’art et la connaissance, mais surtout sur les liens qui unissent l’art et la méconnaissance, à travers les œuvres de Marcel Duchamp, Man Ray, Ann Veronica Janssens et plusieurs autres. 

Le lac Vostok, situé en Antarctique sous une épaisse couche de glace, renfermerait des formes de vie millénaires. Pourtant, les scientifiques s’interdisent de pénétrer dans cet espace pour aller vérifier, puisque l’équilibre du lieu serait immédiatement brisé. L’expérience du chat de Schrödinger est une parabole de la mécanique quantique sur la désintégration des atomes. Un chat est enfermé dans une caisse avec une fiole de gaz mortel qui peut se répandre selon une certaine probabilité. Schrödinger affirme que tant que l’on n’a pas ouvert la boîte, le chat est vivant et mort à la fois. Le LHC européen, l’accélérateur de particules le plus puissant au monde, doit permettre aux physiciens d’étudier les composants fondamentaux de la matière et de recréer les conditions de l’univers qui existaient juste après le Big Bang. Certains scientifiques craignent cependant que la création de trous noirs dans les laboratoires du CERN serait susceptible d’engloutir la planète. Mais comment vérifier le bien-fondé de ces craintes sans effectuer de tests ? 

À l’occasion de cette exposition, nous avons rencontré Guillaume Désanges afin de lui poser quelques questions au sujet d’une exposition qui ne finit plus d’en susciter. 

Quel était le but de ce cycle d’expositions sur le thème « Érudition concrète » ?

J’ai été invité à monter une série d’expositions au Frac Île-de-France sur une période de deux ans. J’avais envie de concevoir un cycle de quatre expositions liées par un thème plutôt que des expositions autonomes, et je me suis demandé ce qui m’intéressait aujourd’hui dans l’art contemporain. Il y a un point commun à la nouvelle génération d’artistes que j’affectionne : une relation renouvelée à la connaissance et au savoir. Ils procèdent à un travail d’investigation, et transforment l’objet de leurs recherches à travers leurs créations. D’où l’idée d’« érudition concrète », c’est-à-dire un savoir, une connaissance qui est transformée, reformatée, parfois de manière abstraite. Je m’intéresse tout particulièrement aux relations entre l’art et ce qui est extérieur à l’art.

 Il se trouve que chaque exposition a pris sa propre forme, chacune est devenue autonome. Je ne sais pas si j’ai vraiment réussi à éclairer toutes ces questions dont je souhaitais parler au départ. C’est la raison pour laquelle il me semblait intéressant que cette dernière exposition se porte sur la connaissance impossible, sur les expériences impossibles, et sur l’œuvre d’art en tant que moyen privilégié de raconter ces expériences.

Il semble que Nul si découvert, plutôt que d’interroger la relation entre l’art et le savoir, propose une réflexion sur ce que l’on ne sait pas, sur la méconnaissance. À quel moment ce sujet s’est-il révélé à vous ?

Le sujet s’est révélé à moi progressivement, cette idée que la connaissance est une chose pratiquement impossible à circonscrire, que l’on ne peut tout expliquer. Et puis il y a eu l’histoire du lac Vostok, dont j’ai entendu parler grâce au film de Julien Loustau, qui fait maintenant partie de l’exposition. Quand j’ai vu le film pour la première fois, je me suis tout de suite dit que c’était une belle métaphore de l’art : un lieu magique, qui l’est parce qu’il reste impénétrable.

Vous mettez en parallèle trois histoires pour expliquer la genèse de ce quatrième volet – celle du lac Vostok en Antarctique, l’expérience du chat de Schrödinger et la création du LHC, le plus puissant accélérateur de particules au monde – comment ces histoires se sont-elles présentées à vous, et à partir de quel moment avez-vous compris qu’elles représentaient le point de départ de cette nouvelle exposition intitulée Nul si découvert ?

J’avais déjà l’exposition Nul si découvert en tête depuis un certain temps, pas forcément liée au programme du Frac Île-de-France, mais assez vite, je me suis dit que c’était peut-être l’endroit idéal pour la monter. J’ai découvert ces histoires au fur et à mesure, en lisant, en discutant avec d’autres. L’histoire du chat de Schrödinger avait été mentionnée par l’artiste Laura Garcia dans un texte que j’ai publié dans un magazine dont je m’occupais, à propos de La chambre fermée, une œuvre de Marcel Duchamp. Je me suis dit que c’était toujours la même histoire, au fond, la même que celle du lac Vostok : l’histoire d’un endroit impossible dont l’observation annule la possibilité de l’expérience. J’ai eu connaissance du LHC par l’intermédiaire de Mélanie Mermod, qui est mon assistante et qui est aussi commissaire d’exposition. Ces trois histoires m’ont fait réaliser qu’en fin de compte, la méconnaissance de l’art, cette impossibilité de l’appréhender, n’est pas un problème : c’est précisément le cœur du projet de l’art que d’évoquer l’incompréhensible.

 Pour expliquer l’expérience du chat de Schrödinger, on a besoin de métaphores parce que cet autre monde dont nous parlons se comporte d’une façon qui nous est étrangère, et parfois même en contradiction totale avec nos modes de pensée. On n’arrive pas tout à fait à comprendre que le chat peut être « à la fois mort et vivant », l’un et l’autre, non pas l’un ou l’autre. L’œuvre de Duchamp est un exemple parfait de cette même notion : rue de la Reine, dans sa chambre, il a installé une porte entre deux cadres perpendiculaires. Quand on ferme la porte d’un côté, la porte est radicalement fermée et radicalement ouverte. Pour moi, l’art c’est exactement ça : parce qu’il n’a aucun but fonctionnel, parce qu’il n’a rien à prouver, c’est peut-être le seul endroit où l’on peut se représenter ce qui ne peut être représenté autrement.

Le quatrième volet d’« Érudition concrète » ne semble pas une conclusion, ni même la fin d’un cycle ; au contraire, l’exposition Nul si découvert pose davantage de questions qu’elle n’y répond.

 Bien sûr. Elle pose des questions, mais en même temps, elle y répond aussi dans son mutisme. On peut en parler pendant des heures, on peut parler de ce que chacune des œuvres provoque, fasse réfléchir, mais l’exposition elle-même est en quelque sorte une réponse définitive.

 Vous écrivez que l’art est quelque chose de complètement ouvert et de complètement fermé.

Exactement. C’est toute la beauté de l’art, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’art fascine toujours autant. L’art n’obéit pas à une fonction, c’est un objet qui échappe à la logique, quelque chose qu’aucun d’entre nous ne comprendra jamais. Je crois qu’il y a quelque chose de très beau dans cette capacité de l’art à exprimer l’inexprimable, à représenter ce qui ne peut être représenté. Cela permet une plongée absolue dans l’imaginaire. C’est ainsi que je souhaitais présenter l’art : je souhaitais démontrer la manière dont une œuvre parvient à révéler l’insaisissabilité du monde.

Comment avez-vous sélectionné les artistes représentés dans Nul si découvert ? Comment l’idée d’une cohérence entre toutes ces œuvres s’est-elle imposée par rapport au sujet de l’exposition ?

J’avais une liste d’œuvres et d’artistes qui semblaient correspondre à mon sujet, par leur hermétisme et leur paradoxale ouverture, et cette liste s’est enrichie avec le temps. J’ai été immédiatement attiré par le travail d’Anna Maria Maiolino, par exemple, lorsque je suis allé à Barcelone il y a un an. J’ai rencontré l’artiste, je lui ai dit que je souhaitais qu’elle participe à l’exposition, et elle était très réceptive car toutes ces questions étaient aussi les siennes. Il y a une autre forme d’art qui a pris une place très importante lors de la conception de Nul si découvert : la poésie. La poésie, c’est la limite de la littérature, la limite de la fiction. C’est un lieu d’écriture où exprimer l’inexprimable.

Ceal Floyer, Ryan Gander et Carey Young interrogent chacun à leur manière le rapport illusoire que l’on peut entretenir au réel – Ceal Floyer par le minimalisme de sa démarche et ses banales illusions truquées, Ryan Gander par son appropriation d’éléments existants en y apposant une narration nouvelle, Carey Young par son désir d’interroger l’irrationnel de façon rationnelle. Pouvez-vous nous parler tout particulièrement de ces trois artistes britanniques ?

Ce qui m’intéresse chez Ceal Floyer, c’est la transparence de ses œuvres : elles ne cachent d’aucune manière les procédés qui permettent à la magie d’opérer. C’est une magie déceptive, au charme brisé, mais ça marche quand même, et on y croit. Ryan Gander est l’un des artistes à l’origine du cycle « Érudition concrète ». C’est un érudit, justement, qui possède un savoir très vaste. Il est curieux des faits, des anecdotes, il les collectionne. Il y a un travail de recherche incroyable qui sous-tend son travail, et ce qu’il en fait, c’est… rien. Il efface tout. Tout ce qu’il en reste, ce sont des fragments dont la narration est brisée, éclatée. Chez Ryan Gander, on est dans les coulisses d’un récit, un récit qui reste toujours incomplet. J’ai découvert Carey Young lors d’une exposition dans une galerie d’art de New York. Elle avait fait beaucoup de recherches sur le statut légal de l’espace. L’espace était une utopie au moment de la conquête spatiale, dans les années 50 et 60. Il s’agissait d’un lieu qui ne semblait pas fonctionner sur les mêmes principes que le monde terrestre, et il fallait donc inventer de nouvelles règles. Carey Young s’interroge sur les règles à définir dans des espaces inconnus, comme c’est le cas avec cette œuvre magnifique, ce miroir noir qui nous invite à plonger au cœur d’un monde parallèle qui est là, tout près, qui existe mais qui reste impénétrable.

L’inaccessibilité qui est au centre de cette exposition n’est pas qu’une question de distance. Ce qui nous est étranger peut être très proche. Le lac Vostok n’est pas situé au fin fond de l’univers. L’ailleurs absolu n’est pas forcément lointain. Comment parler de ce qui est autour de nous et dont on ne peut pas parler ? Alors que la philosophie, les sciences et même l’entendement ne peuvent répondre à toutes nos interrogations sur le monde, l’art et la poésie prennent le relais et poursuivent le voyage vers l’inconnu – sans jamais arriver à destination.