Il est des moments étranges comme ce milieu de nuit au festival d’Avignon, où des anonymes, spectateurs nocturnes, mûs par la même quête d’une expérience sensible unique, se faufilent à travers les ruelles de la nuit avignonnaise pour se retrouver en foule au pied de la Cour d’honneur pour assister à l’orée du jour à la pièce Cesena d’Anne Teresa de Keersmaeker : " d’abord rien, puis des ombres archaïques et des sons indirects, alors je me suis senti enchaîné au fond de la caverne. Je n’avais jamais vécu pareille sensation : il y avait si peu à voir et à entendre que la seule attitude était de lâcher, de se laisser bercer par le rêve et de permettre à la chimie du cerveau de développer l’allégorie". J’ai passé la nuit dans le labo photo d’Anne Teresa de Keersmaeker : révélateur, bain d’arrêt, fixateur, lavage .
En contrepoint, la Clémence de Titus au Festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence. Deux moments menés par le London Symphonic Orchestra. Le premier, un Community Opera, une version amateur et passionnante mise en forme en 18 jours, le même temps qu’il aura fallu à Mozart pour composer la pièce originale. Prenant appui sur un travail d’atelier au long court avec des participants d’origine, d’âge et de motivations très diverses, la pièce finale est montrée à un public enthousiaste de tout âge de toute classe sociale, public aussi bien averti que néophyte. Libre interprétation de la Clémence de Titus, la pièce émeut par sa générosité, par l’engagement des participants, par ses imperfections. Elle est vivante, elle nous ressemble.
Deux heures plus tard, la Clémence de Titus par le London Symphonic Orchestra est donnée dans la cour principale, au Théâtre de l’Archevêché d’Aix-en-Provence. Nous sommes face à l’excellence, face à la maîtrise. Nulle question sur la qualité de la performance, la Clémence de Titus de ce soir-là était parfaite, et sûrement presque à l’égale de celle qu’avait voulue Mozart. A nouveau un moment hors du temps, un de ces moments où l’on se demande par quel miracle ce rituel étrange a traversé les siècles et comment se fait-ce qu’en 2011 nous sommes ici de manière collective à regarder et écouter les envolées lyriques de la Clémence de Titus, créée en 1791.
Et cette sensation de grand écart avec la toute première pièce vue cet été en Avignon, pourtant elle aussi basée sur une pièce du 17ème siècle, le Hamlet de Shakespeare, mais aspirée et régurgitée dans la furie de Au moins j’aurais laissé un beau cadavre de Vincent Macaigne. Trois heures sous le vent de la nuit tombée à assister à la tragédie « d’un putain de dépressif ». Vincent Macaigne enthousiasme et divise, d’aucun seront choqués par son génie, les autres y plongeront avec jouissance. Que Vincent Macaigne puisse créer cette œuvre à Avignon, est sans aucun doute le signe que ce festival est un espace de grande création dans ses formes les plus ultimes et les plus aventureuses. Il est aussi le signe que l’art transcende les époques, et qu’Hamlet est aussi un personnage de notre siècle. Ce dernier moment de la pièce, le plateau dévasté en-dessous d’un néon clignotant « Il n’y aura pas de miracle ici ». Pas de doutes, nous sommes bien en 2011.